lire
et
voir

de fil d’or suture tes plaies
rapièce efface
ces lames émoussées qui assiègent attaquent
et si tu perds des batailles (eh bien)
range-les dans une boîte
et pour seul témoin le bruit du vent
écoute
ça passe


Deux cent cinquante kilomètres séparaient la mégapole du village côtier. En empruntant le réseau autoroutier fraîchement déroulé dans la région, le trajet durait moins de deux heures. Via les routes secondaires, par contre, on passait directement à trois heures trente, voire quatre heures en cas de pluie ou de relégation derrière une grappe de camions ; c’était une route pénible et sans charme, saturée de ronds-points inutiles, bref une véritable horreur mais c’était ma route depuis plus de vingt ans ; j’y avais cassé trois bagnoles, baisé à hauteur du cimetière de mi-parcours, foutu des milliers de CDs par-dessus lesquels je gueulais des refrains approximatifs, j’y avais mangé des sandwichs triangulaires au jambon, refusé des dizaines d’auto-stoppeurs, évité tout autant de chats ou chiens ou autres putains d’animaux, j’y étais bien, je la connaissais, c’était ma route, intimes elle et moi, elle, moi, et mes quatre bagnoles depuis l’obtention de mon permis le troisième jour de mes dix-huit ans.

Angèves est un damier compact d’une austérité à peine tourmentée par le désordre de son centre-ville. C’est là que j’habite, dans cet épicentre confus aux ruelles majoritairement investies par des touristes, des livreurs à vélo et des citadins cafardeux dans mon genre.

On pourrait qualifier Frigiot de ville-rue : un plan typique de ces faux villages qui existent pour des raisons que personne ne semble maîtriser. On y trouve une boulangerie-lavoir, un marchant de jouets ouvert deux jours par semaine et un bar qui sert des dames blanches à tomber. J’y ai bu des hectolitres de bière. Quelque part vers mes vingt ans, j’ai y vomi mes croissants de la boulangerie-lavoir, et à y repenser, ça pourrait être l’acte le plus frigiotien de ma vie.

(…)

Le cours de nos vies s’installe dans des espaces éphémères et interchangeables. Les transitions sont souvent pénibles ; elles exigent de nombreuses préparations logistiques, tout un tas de micro-opérations difficiles à coordonner, bref l’être humain apprécie peu de déménager, d’autant plus que ces événements sont souvent forcés — naissance d’un enfant, vive augmentation du loyer, désir de concubinage ou, au contraire, amour en fin de règne.

Dans le cas de Nassim, l’emménagement à la rue du Page n’avait rien d’épineux. Il avait fait livrer un sofa trois places au tissu épais, une table en kit à 24,99 euros et quelques babioles qu’on pouvait ajouter à sa commande en ligne sans payer le moindre supplément. Le mardi 14 novembre, la veille de son anniversaire, il réceptionna le tout avec un enthousiasme qui l’étonna. Deux hommes d’une cinquantaine d’années, tous les deux obèses et boute-en-train, l’aidèrent à monter les paquets au deuxième étage. La cage d’escalier était étroite, mais cela ne posa pas de complication. Nassim congédia le duo, hésita un moment à leur donner un pourboire, mais les livreurs quittèrent les lieux à la hâte en invoquant une matinée encore bien chargée. Il commençait à pleuvoir doucement.

Le montage des meubles prit moins d’une heure, c’était une activité divertissante, sans réelle complexité si l’on prenait le temps de bien lire le fascicule d’instructions. Chaque étape était clairement numérotée, et un petit bonhomme enjoué soufflait des astuces à l’assembleur. Nassim décida ainsi de monter la méridienne du sofa sur son côté droit ; le salon allait gagner en cohérence.

(…)

aux soupirs infinis déroulés rythmés
rien n’a répondu
(silence)
ou seul l’oubli
(encore)
d’hivers infinis à fixer des plafonds
trop hauts
encaqués entre émois et toits
refuges de saison
de douceur
qui viennent rappeler
(silence)
le bourdonnement de qui on est

si l’on écrit en captivité
c’est toujours de cachots ordinaires
aux bourreaux familiers
geôliers fictifs
Absents
de pays aux cartes absentes
déchirées
de cendres éparses
d’épaisses carcasses
au huis clos solo — guichet fermé
vite dégagé nettoyé
le temps passe — mais ça ne fait rien


ton oraison en crise est venue me causer
à l’aube (c’est son heure)
à demi-mot (c’est son art)
sciant son mot six jours sur sept
sans doute que le mardi l’harasse
qu’elle y fait ses courses sa comptabilité
des maux en stock emmagasinés inventoriés
je te dis pas la liste
moi-même j’y perds mes pas
j’y marche sans écho
sans arrêt
d’ailleurs j’y suis toujours
même si je ne fais que passer
pas le temps pour un café bébé
passer
juste passer

je collectionne ce qui m’échappe
collationne ce qui claque
des séries sans cesse
ajourées
de ceux qui sans paix s’élancent
sans doute recommencent
voltigeurs du lendemain aux
écueils merveilleux
rapiécés façon lowcost
t’inquiète ça tiendra
accordant aux ébats des statuts d’or
toujours plus luisants
la fuite en avant
(à ta place)
et tant pis si je perds des batailles
je les range dans une boîte

aux émois infinis déroulés rythmés
rien n’a répondu
(silence)
ou seul l’oubli
(encore)
à mettre les voiles sortir les draps
mes bras s’encourent en complaisance
à t’en balancer la gueule contre pavé
sans sommeil ni joie
l’opale en miettes
et je l’entends mâcher ses mots ardents
répéter l’absence

Ses pas ne résonnaient pas. Le large hall de la bâtisse était pourtant vide de meubles ou apparats, entièrement offert au marbre de ses murs. Il examina le plancher de bois sombre, avança d’un mètre ou deux, posa son regard sur l’extrémité gauche de la pièce. En traînant les yeux sur les 180 degrés qui lui faisaient face, on rencontrait six portes de taille et matériau identiques. Il était 10h24, ce qui ne laissait à Focque qu’une demi-douzaine de minutes pour visiter les trois étages. Tout en évaluant l’impossibilité de sa tâche, il se déporta sur son pied gauche en mâchonnant sa lèvre inférieure. Ses hanches zigzaguaient au ralenti dans un mouvement déséquilibré, si bien qu’il dut lancer sa jambe gauche vers l’avant pour rétablir sa stabilité. Le fracas de sa semelle cognant le parquet l’avait surpris, si bien qu’il cessa tout mouvement pendant quelques secondes.

Il observa, anxieux, les six portes — surtout la cinquième, entrouverte. Ça luit prit un moment pour distinguer la masse sombre qui s’en détachait, tout en posant un premier pas dans cette direction. Un cliquetis vint déranger le silence de Focque, qui reconnut immédiatement le bruit d’un chien progressant sur surface dure. Antoine Canne n’était pas le genre de gars à posséder un chien. La pensée troubla Focque, qui se focalisait sur la question plutôt que de surveiller les intentions de l’animal. Ce devait être un bâtard croisé avec un labrador ou un de ces chiens prisés par les couples avec enfants. Il avait l’air bonhomme, battait sincèrement de la queue, ses pattes grises battant avec enthousiasme le chêne du hall. Arrivé à cinquante centimètres de Focque, le chien pivota la truffe vers une autre porte — la quatrième, toujours selon l’ordre gauche-droite. Un chien identique apparut par l’entrebâillement, vint rejoindre son confrère canin. Focque restait immobile. Un troisième chien au rictus sardonique arriva par la même porte, puis encore un autre, cette fois plus large d’épaules, sans doute un mâle mieux bâti, un meneur de bande. Aucun n’aboyait, ne grognait, ou n’éternuait de cette manière stupide qui caractérise leur genre.

Foque ramena les épaules vers l’arrière et ausculta le contenu de ses poches alors que les toutous engageaient une manœuvre d’encerclement. Il avait un paquet de menthes, inutiles, son trousseau de clé, inutile ou vraiment inefficace en tant qu’arme de défense, trois écorces de pistaches, ce qui lui donna faim, et un zippo encore plein, mais les chiens avaient-ils peur du feu ?


Finalement je partis pour Naples sans demander mon reste. Tout restait à faire et je n’avais que trois pauvres jours pour boucler la petite affaire. Absolument rien n’était prêt, rien ne me permettait d’y croire sérieusement.


Nicolas Delannoy est œil et plume à tout faire. Poète, photographe, musicien, enseignant, passionné d’oies, turfiste, proto-situationniste, falafelophile et spécialiste belge du deuxième tiers d’Infinite Jest, il échafaude une existence mnémosyne avec la ferme volonté de n’arriver nulle part.